Souvenir d'Uithmir

 

Ce fut ainsi que je vis pour la première fois la salle d'étude de mon maître. Eclairé de toute part par des

bougies et des cierges, le jeu des ombres, se combinant et s’affolant sur les murs, faisait monter

en moi ce sentiment de respect que tout disciple et tout non-initié ressent et traduit par de la peur. Un pan

de mur entier était consacré à des livres et des manuscrits dont les dorures reflétaient l’agitation des flammes.

Le savoir, son savoir était là. Son étude aussi. Au centre de la pièce, je pus reconnaître les cercles de

protection dont il m’avait enseigné les sens et l’importance l’année durant. Au centre de ces cercles, le triangle

et le pentagone, une main de Balor, prisonnier de flux d’énergie, restait bloquée, suspendue entre deux

mondes. Elle tenait ouvert un grimoire dont mon maître avait été chargé de l’étude. Son pupitre de prise de

note à sa droite avec ses éternelles trois bougies d’éclairage, "pour préserver la vue naturelle" disait-il.

Quatre colonnes m’impressionnèrent. Il s'agissait de représentations de succubes. Chacune des succubes

tenait, depuis nombre d’années apparemment, des bougies. Un regard sérieux et haineux freinait les

envies de quiconque souhaitait pénétrer en ce lieu. Sous deux de ces succubes, des cheminées

allumées alimentaient en chaleur "naturelle" la pièce.

 

Je contemplais pour la première fois cette pièce vouée à ses études écrites lorsqu'un des pans du mur

se changea en rideau et s'ouvrit. Je vis le chat, tout de suite suivit de la cape puis du visage de mon maître.

Il me jeta ce regard froid et glacé qui demande le silence d'avant une leçon. Un murmure et

une concentration intense firent apparaître un vent léger. Les flammes vacillèrent pendant ce laps de temps

et se calmèrent. Puis mon maître s'approcha de son pupitre de prise de note, contempla le livre, sourit,

de ce sourire dur du vainqueur, et s'assit sur le vent qu'il venait d'invoquer. Le chat gagna le dessus

d'une cheminée et s'installa confortablement, regardant notre maître travailler.

 

Je fus alors, invité de la main à pénétrer dans la salle des études écrites. Une douce chaleur m'envahit

alors, une sorte de confort et de bien-être procurés par l'ensemble des éléments de la pièce. Je ne

me fis pas d'illusion sachant pertinemment que ce fut l'invite de mon maître qui me permit de ressentir

cette ambiance. J'en profitais alors pour scruter les détails qui ne m'étaient pas parvenus depuis le pas

de la porte. Les deux cercles de protection entourant le bras du Balor, m'étaient, de part leurs natures,

inconnus. Le triangle, protection physique, avait une sorte de liquide d'un bleu turquoise qui le parcourait

en tourbillonnant. Quant au pentacle, des flammes légères s'échappaient de chacune de ses arêtes, projetant,

en guise de fumée, des petites lueurs blanche comme les étoiles enrobées d'un bleu nuit très prononcé. Le bras

du Balor venait d'un autre plan et je ne fus pas surpris de constater que les racines du bras ne touchaient

pas le sol. De très fines runes ciselées à même le sol émettaient des auras magiques. Je reconnus la plupart

d'entre elles.

 

Je commençai parcourir la pièce des yeux pour analyser ses artifices magiques et les grimoires, lorsque mon

regard croisa celui d'une des succubes. Malgré l'enchantement de bienvenue de mon maître, je sentis

le souffle glacé de la haine se poser sur moi. Puis vint un sentiment trouble et le toussotement de mon maître

pour me ramener à la réalité de la leçon. La crainte avait gagné mon esprit et la leçon finie, je fus soulagé de

sortir de la salle des études écrites.

 

Mon maître passait la plupart du temps dans sa salle, et moi, je ressassais les leçons passées et la dernière

leçon : sur la calligraphie et l'analyse des livres. Mais les nuits passées durant la semaine ne m'offrirent pas

le repos nécessaire à l'étude. Elles étaient hantées, hantées par une volonté destructrice, une volonté de ne

pas être. Comme un vide absolu, je ne voulais rien et mon âme se vidait de cette essence de désir.

Pourtant quelque chose me disait de vivre. Quelque chose que je ne percevais pas. Comme si j'existais

par autre chose, par une autre essence et que la forme que j'avais prise ne voulait plus d'elle-même.

Je ne voulais plus de cette vie.

 

Les soirs, lors des repas pris avec mon maître puis lors des discussions, parfois pleines d'enseignement,

je pouvais le questionner sur les sujets les plus divers. Il me vint donc l'idée de lui parler de mon souci.

Mais au moment où j'aurais souhaité en parler, un sentiment vague, que je traduisais par une montée de

fatigue, fit détourner la course de mon esprit. Cette nuit là fut la plus agitée de la semaine. Je me tournais

et me retournais dans mon lit comme envahi par une fièvre subite. Le corps se cambrant sous

des douleurs musculaires tétanisantes. Je finis la nuit assis, les yeux fixés dans le vague, cherchant ce

qui pouvait dominer mon corps, une envie, ou un sort ?

 

Je ne pus résoudre la question ni ne pus finir les autres tâches qui m'avaient été imparties pour la semaine.

Mon maître vint alors me voir. Connaissant par avance le retard que j'avais pris, il apparut grave à

mon office et son regard sévère scruta mon être tout entier. Je me sentis nu, l'esprit vidé, aspiré par

son regard. Il cherchait quelque chose, je le sentais fouiller dans mon esprit. Puis la panique s'instaura. Que

voulait-il ? Cela faisait deux longues minutes que mon âme était retournée dans tous les sens, passée

au scalpel, qu'il ne disait rien. Mais cette panique fut libératrice. Mon âme avait de nouveau peur et envie

de vivre, et petit à petit je me reconstruisais. Mais la panique s'aggrava. Je sentis mes forces m'abandonner,

je ne savais plus depuis combien de temps il me façonnait. C'était cela, il s'abreuvait de mon cerveau

et je ne pouvais vivre plus qu'à travers de courtes périodes temporelles. Mon corps pouvait à peine

se mouvoir, puis, je vis ce regard haineux, il ne fallait pas qu'il y touche.

Je pris un livre, le livre sur lequel je retranscrivais mes sortilèges et lui jetai au visage, hurlant de terreur.

Je bondis à la suite du livre pour repousser l'être qui se tenait devant moi et je vis le chat, ce même regard.

Le corps du maître se relevait tout juste de ce premier assaut, que je me ruais vers le chat qui détala et

qu'un ordre, avec une voix qui m'était de nouveau familière, m'ordonna de tout cesser.

 

Epuisé, je m'assis et le maître vint me parler calmement. Il m'expliqua qu'il n'aurait pas dû me faire pénétrer

si vite dans la salle des études écrites car elle était fortement enchantée. Il m'apprit aussi que le liquide

dans le triangle, conjugué à certaines incantations réduisait la convoitise de posséder et de toucher l'objet

dans le triangle. Mais depuis peu, sa puissance s'évadait très fortement du triangle et elle avait atteint mon âme.

Dès lors je me déroutais de mes propres envies même de celle de vivre. Pour que ma blessure soit

totalement cicatrisée, il allait me donner un livre de sortilèges pour partir durant les mois qui viennent, chercher,

de part les contrées inconnues, d'autres façons de voir le monde. Il me laissait la semaine pour

m'organiser tranquillement et finir les tâches imparties.

 

Mais j'avais observé, écouté ses lèvres, ses dires, ses intonations. J'avais joué l'animal qu'il croyait que j'étais,

mais la frayeur était restée et me faisait discerner ses mensonges. Si je n'étais pas intervenu, il m'aurait

réduit en bouillie mentale. La haine venait de pénétrer et la bestialité, c'était lui-même qui l'avait faite

ressortir de mon âme.

 

J'avais une semaine pour comprendre et agir. J'étais décidé à revenir dans la salle des études écrites, seul.

 

Les jours qui vinrent, je remarquais que le chat ne cessait de m'épier. Même lorsque je prétendis vouloir

passer en ville m'équiper de sacoches, je fus suivi par le chat. Je ne pouvais, non plus, rien rédiger

de mes intentions car il me semblait que le moindre de mes gestes était sujet à étude. Je pris donc sur moi

d'écrire dans mon journal de bord que l'aventure et la confiance du maître m'enthousiasmaient et que

mes nuits devaient être agitées de cette même excitation qu'un enfant a, lorsque se prépare son anniversaire.

 

Pourtant il n'en était rien. Et ce rêve revenait sans cesse. Mon corps paralysé sentait une chaleur amicale,

très tendre, l'envahir. Puis la chaleur se propageait à mes membres. Je voulais fuir ce désir mais

je ne pouvais toujours pas bouger. Je voulais fuir ce désir mais mon esprit ne pouvait pas y être hermétique.

Puis le désir se faisait douleur, une douleur atroce qui s'intensifiait. Les larmes venaient à mon visage.

Je me réveillais. Troublé, je m'apaisais et le sentiment de vide reprenait le dessus, me transformant en

l'ombre de moi-même pour le restant de la nuit.

 

Et ce soir là, ce fut différent. La souffrance avait atteint son paroxysme, mon cœur se bloquait, je ne pouvais

plus respirer, tout juste penser à fuir. Puis, je sentis le bien, le soulagement, se placer derrière moi.

Les mains de cette personne vinrent s'appliquer sur le bas de mon dos et diffusèrent une vague

de réconfort. Pendant ce temps, un être drapé de noir entrait et se dirigeait vers le fond de la pièce.

Il leva ses mains et prit un grimoire. Et il tourna la tête, l'ange derrière moi disparut en un cri à peine

soufflé et la douleur revint, me choqua. Je me réveillais sous son effet. Mon corps s'était cambré, suait.

Puis mon esprit se vida petit à petit, ne laissant place qu'au souvenir du grimoire.

 

Au matin, vint plus tôt que prévu un mage. Il venait ressaisir l'ouvrage à copier. Mon maître s'expliqua

très sèchement avec lui. La défaite des troupes de Lalthgot avait détourné de ses plans le maître du mage

et il devait remettre le grimoire en place. Ils s'éclipsèrent tous les deux pour discuter de la provenance

du grimoire et durent le préparer pour l'amener. Cela contrariait beaucoup mon maître et ce fut la première

fois que le chat disparut.

 

Je me dirigeai alors vers ma chambre prendre mon livre de sortilèges, un sac et vêtir sous ma robe

un vêtement moins ample. Puis, je profitais de l'absence de tout ce monde pour aller dans le laboratoire

y placer sac et livre, faisant bien attention à simuler le changement du protocole d'une expérience en cours.

Les minutes qui suivirent furent consacrées à dessiner le souvenir de la reliure du grimoire aperçu

en rêve. J'entendis alors les bruits de leurs pas. Calmement, je rangeai l'ensemble puis allai en cuisine leur

préparer une boisson chaude.

 

Au départ du visiteur, mon maître, comme je m'en étais douté, lança son chat à sa poursuite. Puis, il se tourna

vers moi et me toisa d'un regard ferme avant de me demander sèchement où en étaient mes préparatifs.

Je lui répondis que j'allais finir mon expérience en laboratoire puis partirais à l'aube pour la ville chercher

de la compagnie. Nous discutâmes alors d'une destination qui aurait pu être intéressante car encore

peu habitée, mais suffisamment pour que je puisse trouver de l'aide facilement. Nous mangeâmes,

rediscutâmes, prétextant mon départ pour l'entraîner, tout en innocence, vers une nuit poussée

en heure et en alcool. Puis vint l'heure du sommeil et de finir mon protocole, sur lequel, ayant noté

une modification dans la journée, il n'oublia pas de me questionner de manière approfondie. Cela ne

retardait que de peu l'heure du sommeil et était l'occasion de boire un verre ou deux de plus.

 

Enfin libéré de mon maître, je pénétrai dans le laboratoire. Travaillant à finir mon protocole, je simulais

une pause dans laquelle je trouvais un sommeil, simulé. Une demi-heure après, mon maître pénétra

dans le laboratoire. Il posa un regard sur moi. Je sentis, l'enivrement aidant, que son côté paternel et

confiant était revenu. Il mit fin à l'expérience et me laissa dormir dans le laboratoire. J'attendis une heure

de plus puis me levai, volai des lunettes de vision nocturne et un parchemin de lecture des écritures

magiques. Je récupérai mon grimoire puis sortis.

 

Les lunettes me permirent de n'allumer aucune torche et le parchemin lu, m'aida à contrer les derniers

artifices magiques, encore inconnus après deux années en sa demeure, qui auraient pu l'alerter

de mes mouvements.

 

Ce fut ainsi que je vis pour la deuxième fois la salle des études de mon maître. Elle aurait dû être toute

sombre, mais la magie et la faculté acquise par le sort me la faisait voir toute lumineuse, les sorts et

les essences magiques en jeu se combinant en une trame complexe, lumineuse, mouvante et

sans géométrie apparente. Du pan du mur où se trouvait les grimoires, une certaine sobriété

s'échappait et contrastait avec la pièce. Les cercles toujours en place, dégageaient de fortes auras

qui s'enlaçaient et se lovaient pour former des prisons magiques. Rien n'en échappait, toute magie était

piégée à l'intérieur de ces cages. Mon maître avait donc bien menti. Les gardiennes étaient là, toujours

inquiétantes et haineuses et cependant plus vivantes et gracieuses.

 

J'hésitai à pénétrer dans la salle. Non seulement je me souvenais de l'invitation de mon maître mais aussi,

la crainte et les entrelacs magiques étaient au-dessus de ma compréhension. L'angoisse rejaillissait.

Les questions paralysaient mon raisonnement et mes actions. J'étais coincé devant ce sanctuaire.

Il me fallait pourtant agir car il était fort probable que mon maître se lève et ne me voyant pas présent

dans le laboratoire, il aurait tôt fait de me faire souffrir jusqu'à ce que les Dieux meurent ou aient pitié de moi.

 

J'ouvris mon livre de sortilège et analysais les premiers pièges posés pour quelqu'un de non invité.

J'en déjouais deux puis me décidais à faire mes premiers pas dans la salle. L'angoisse me prit. Ce sentiment

si fort s'empara de ma gorge, m'empêchant de respirer. Puis en quelques secondes, elle avait gagné

mes muscles et les tétanisait. Je sentis la paralysie de mon rêve m'envahir. Ce souvenir combinait

au sort instauré dans la salle acheva mon moral. Je ne pouvais rien faire et la peur de la douleur m'obséda. Rien ne s'envisageait.

 

C'est alors, que je revis le regard, ce regard haineux offert par la succube. C'est alors que je me souvins

que le sentiment trouble m'était apparu en la regardant. Tout n'était pas fini ou voulait-elle seulement

se venger de son statut de prisonnière ? Tout devint noir dans mon esprit. Je n'avais plus de perception

du monde extérieur. Quel marché conclure ? Souffrir éternellement ?

 

J'entendis alors le miaulement du chat, sentis le sourire de la succube. Puis elle sembla déçue. Mais

elle avait l'éternité pour se trouver son héros. Et la douleur vint à se faire sentir et les larmes, mes larmes à perler.

 

 

 

Je réussis pourtant, à travers un rideau de larmes, à la regarder. Elle me sourit maternellement et je me

mis à la supplier de me libérer, de me laisser être son héros. Il n'y avait plus qu'elle et moi en ce monde.

Il n'y eut plus qu'elle en moi et je sentis comme un souffle, comme si ses mains venaient se poser sur

mon dos et apaiser ma souffrance. La paralysie sembla lâcher son emprise.

 

Je pris le dessin de la reliure du grimoire et bougeais, encore tout groggy, vers la bibliothèque. Mes pas

étaient lents mais parfois, je pouvais sentir comme un sentiment d'héroïsme qui me poussais à agir, à m'affirmer.

 

Le miaulement se fit plus fort lorsque j'atteignis le grimoire cherché. L'idée me vint de m'enfuir. Et la douleur

revint plus fort que jamais. Mes membres tremblaient et je sentais mes veines se rompre sous la contraction

de mes muscles et sous la force accrue de mes sentiments. La douleur se fit insupportable. Je tournais mon

regard sur le visage de la succube qui me regardait emplie d'amour et de pitié.

 

Mon maître hurla mon nom à travers les couloirs. La mort s'approchait.

 

Je me soumis une fois de plus au caprice de la succube. J'ouvris le livre, le compulsant page par

page à la recherche de ce qui pouvait l'intéresser. Je sentais ses pics d'impatience, ses moments où

la douleur me harcelait. Je tombai sur la page au moment où le mur se voilait et que je vis apparaître le chat

et le maître. Je jetai alors instinctivement, sur les cercles de protection les lunettes de vision nocturne.

Mon maître ouvrit grand les yeux pour contempler le subtil équilibre se rompre sous l'effet de

la libération de l'énergie contenue dans les lunettes. Le Balor aurait alors le loisir de la vengeance.

 

Mais je pouvais difficilement fuir. Je me mis à lire la page et à entamer des négociations mentales

avec ma princesse essayant de lui faire comprendre que si je mourais, personne ne pourrait plus la libérer

et que si je la libérais, rien ne me garantissait la vie sauve sinon sa parole. Elle me tortura, m'infligea

les pires douleurs, essaya de me séduire mais je crois bien que la peur de mourir l'emporta sur tout.

J'avais inversé les rôles et elle me devait la vie sauve en un lieu sain pour moi.

 

C'est ainsi que je suis apparu nu dans le lit de votre dame seigneur et vous conjure de croire en

ma sincérité, de relaxer votre dame et de me libérer de cette torture.

 

FIN

"

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